La deuxième édition du «JDD» de l’ère Geoffroy Lejeune risque de courir après les pages de pub. Plusieurs annonceurs traditionnels ne veulent pas voir leur nom associé à une ligne éditoriale proche de l’extrême droite.
Dimanche 13 août sortira la deuxième édition du Journal du dimanche version Geoffroy Lejeune, deux semaines après la fin de la grève historique de la rédaction du journal. La première édition était un numéro à la pagination réduite, préparé en quelques jours dans une improvisation totale et un amateurisme certain qui a éclaté au grand jour avec l’affaire de l’erreur de photo en une. Sans parler des libertés prises avec la déontologie avec cette «lettre ouverte de parents de victimes» rédigée dans les faits par la journaliste Charlotte d’Ornellas. Ce deuxième numéro, qui reprendra la pagination habituelle du JDD, reprendra peut-être ces surprenants ingrédients. Mais la publicité sera-t-elle au rendez-vous ? Rien n’est moins sûr.
Dans le numéro paru le 6 août, ne figuraient que des encarts d’autopromotion (pour inciter à l’abonnement notamment). Le mois d’août est souvent calme au niveau des campagnes pub et dans l’immédiat une source interne au Journal du dimanche reconnaît qu’il n’y a «pas grand-chose à prévoir». Mais l’absence de pub représente déjà un manque à gagner qui affaiblit encore les ressources financières du journal, après la longue grève de l’équipe du JDD, aujourd’hui partante à 90 %, qui aura entraîné six non-parutions dominicales. Comme le relatait le Monde, des sources internes à Lagardère projetaient début juillet une baisse des revenus publicitaires liée à l’arrivée de l’ex-directeur de la rédaction de Valeurs actuelles à hauteur de 60 %, sur les 8 millions d’euros de chiffre d’affaires pub prévus en 2023. Des chiffres contestés par Marie Renoir, présidente de la régie publicitaire du groupe Lagardère, qui évoquait alors des prévisions «prématurées». Contactée par Libération, la régie publicitaire de Lagardère n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Publicis et ses gros clients circonspects
Quelles seront les marques susceptibles de réapparaître dans les pages du journal dans les prochaines semaines ? Certainement pas Système U qui faisait partie des annonceurs réguliers, avec quatre pages achetées au total depuis le début de l’année. Contacté, le groupe assure n’avoir «aucune insertion prévue sur le JDD pour la fin de l’année». Un autre gros annonceur, présent à plusieurs reprises dans les éditions précédant l’arrivée de Lejeune, a déprogrammé sa campagne prévue en septembre. Souhaitant garder l’anonymat, il assure se retirer du JDD pour des raisons de «ligne éditoriale» et de «qualité globale du journal», et précise qu’il va rediriger sa campagne de publicité vers les Echos.
Parmi les annonceurs les plus réguliers au premier semestre 2023, avant la nomination de Geoffroy Lejeune, on retrouvait la Société générale en première position, suivie par la BNP Paribas, Renault et Louis Vuitton. Ces grandes entreprises ont l’habitude de travailler avec Publicis Media pour leurs campagnes de publicité dans la presse. Comme le rapportait début août Reporters sans frontières, l’agence de communication exprimait dans une note interne datée du 28 juin «un principe de prudence» et une «réserve» quant à la publication d’annonces dans le JDD, «et à plus forte raison si la rédaction actuelle venait à être écartée». A l’époque, la grève historique de quarante jours venait de débuter, et la vague de départ dans la rédaction n’avait pas commencé. La situation actuelle, avec plus de 70 départs de journalistes ces derniers jours, n’a certainement pas dû rassurer l’agence et ses clients. Contactées, ces entreprises n’ont pour le moment pas fait suite aux demandes de Libération.
Les Sleeping Giants lancent une campagne de boycott
Si la pub fait défaut dans les pages, il restera au journal l’option de l’autopromotion et des échanges d’encarts avec les médias «amis» pour faire illusion. Déjà fortement répandues au premier semestre, les annonces pour Canal + et Europe 1 devraient sans doute se multiplier dans les éditions à venir. Le groupe Vivendi de Vincent Bolloré, en passe de racheter le groupe Lagardère, dispose aussi d’un autre atout : celui de posséder, avec Havas, l’une des plus grandes agences de communication en France. Qui devrait donc inciter ses clients à communiquer dans le JDD. Sinon, Lagardère pourra toujours se tourner vers les annonceurs habituels de Valeurs actuelles, Viager Prévoyance, la maison de vente aux enchères Primardeco ou l’Issep, l’école privée catho de Marion Maréchal Le Pen, une proche de Geffroy Lejeune. Mais ces derniers sont loin de boxer dans la même catégorie que Renault, BNP Paribas ou LVMH.
Pour ce qui est du site internet du Journal du dimanche, plusieurs espaces publicitaires ont continué de s’afficher durant la grève, et depuis la reprise en main effective de la rédaction par Geoffroy Lejeune. Mais les annonceurs qui apparaissent sur le site sont interpellés publiquement sur Twitter (rebaptisé X) par le collectif Sleeping Giants depuis mercredi. L’organisation activiste, créée en 2016 aux Etats-Unis, est apparue en France à partir de 2017 en appelant au boycott publicitaire des médias d’extrême droite tels que Valeurs actuelles, CNews, Boulevard Voltaire ou Causeur. «Dès lors qu’un site choisit une ligne éditoriale intolérante, stigmatisante, clivante, haineuse et se rémunère par la publicité, nous entamons une action, explique à Libération le collectif Sleeping Giants. Connaissant Geoffroy Lejeune et son entourage, le contenu et les intervenants du premier numéro, cela a suffi à nous décider à lancer l’action d’alerte sur le JDD.»
«Bolloré semble décidé à continuer à diffuser ses idéologies»
Intermarché, la Poste, Renault ou encore la Macif ont ainsi été interpellés par le collectif. «Nos actions d’alerte sont dirigées vers les annonceurs dont les publicités se retrouvent sur un média à leur insu, précise Sleeping Giants. Cela inclut principalement le Web, avec les mécanismes de publicité programmatique [des achats d’espaces publicitaires automatisés sur différents sites, ndlr]». Si l’annonceur ne souhaite plus voir ses publicités apparaître sur leJDD.fr, il peut alors inscrire le site sur une liste qui l’exclut de sa campagne numérique. Seul le groupe la Poste a pour le moment répondu au collectif, sans prendre concrètement d’engagement public contre le Journal du dimanche : «Comme déjà évoqué dans nos échanges réguliers [avec Sleeping Giants], nos stratégies publicitaires sont responsables et éthiques, écrit toutefois le compte du groupe la Poste en réponse à l’organisation. Nous avons demandé à notre agence de rester très vigilante sur nos placements publicitaires.»
Mais Vincent Bolloré, qui a d’autres intentions, ne semble pas tellement s’inquiéter pour la rentabilité de ses médias : C8 ou CNews sont toujours déficitaires de plusieurs millions d’euros annuels comme l’a récemment révélé la Lettre A. Et Sleeping Giants en est conscient. «Bien sûr, nous n’allons pas faire vaciller son empire : Bolloré semble décidé à continuer à diffuser ses idéologies malgré le fait qu’il y perd de l’argent, explique le collectif. Notre action a une utilité, ne serait-ce que pour montrer que baser un média sur la haine, l’intolérance, la division et la stigmatisation n’est pas à coup sûr synonyme de gain financier.» Hasard ou coïncidence, Sleeping Giants a vu un collectif de riposte se monter face à ses actions : les Corsaires tentent depuis deux ans de convaincre les annonceurs de rester dans les médias d’extrême droite au nom du pluralisme. Cette «armada numérique» serait une émanation de l’agence de communication Progressif Media selon plusieurs médias, dont Streetpress ou l’ADN. Au capital de cette agence, on retrouve un certain Vincent Bolloré : Vivendi en a acquis 8,5 % des parts l’an passé.
Author: Katherine Schroeder
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